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Le passé, refuge ou prison ?

flêches sur route soleil

Souvent idéalisé, le passé nous réconforte. Douloureux, obsédant, il peut aussi nous enfermer, malgré nous, dans des rôles inconscients. À nous de dénouer ces liens pour inventer notre propre existence.

« Je me souviens des Malabar achetés chez la confiseuse au coin de la rue. Je me souviens de l’odeur enivrante des livres, à la rentrée scolaire. Je me souviens de mon grand-père qui se levait de sa chaise devant toute notre tablée pour pousser la chansonnette… » Images, gestes, odeurs, paroles, ce sont près de cinq cents souvenirs que Georges Perec égrène au fil des pages. Souvenirs d’une banalité sans nom, mais que lui, le Juif polonais resté toute sa vie un inconsolable orphelin, prend une joie insatiable à répertorier.

« Que notre passé soit heureux ou malheureux, il y a un plaisir dans l’action même de se souvenir », remarque le psychanalyste Jacques André. Ce plaisir, nous en connaissons tous le goût, quand les souvenirs reviennent par hasard ou parce que nous allons les chercher, le temps d’une soirée entre amis : « Tu te souviens quand on avait 10 ans et que… ? », « Et ce jour où, en classe… ? » Le plaisir du souvenir, c’est la joie des retrouvailles… avec soi. Rassurant, toujours à portée d’imaginaire, « le souvenir est le seul paradis dont nous ne pouvons être chassé », écrit le romantique allemand Jean-Paul Richter. S’y retrouver, c’est suspendre un instant le temps – et l’agitation, l’urgence, l’inquiétude face au « futur » à préparer. Alors, évidemment, dans des sociétés de la vitesse, où notre propre destin semble souvent nous échapper, le passé, figé, « garanti », exerce un charme fou. Des plaquettes de chocolat estampillées d’un « depuis 1875 », jusqu’aux tournées des stars qui ont fait danser les baby-boomeurs à 20 ans, le succès du marketing de la nostalgie en est témoin. Retrouver le goût de l’enfance ? Le pot de confiture Bonne Maman est là, avec ses lettres d’écolier et son motif torchon. Retrouver nos ancêtres ? Des milliers de sites proposent de nous faire notre arbre généalogique. Retrouver nos « copains d’avant » ? Beaucoup d’internautes français s’y efforcent, membres de ce réseau social que même Facebook n’a pas su détrôner.

Pourtant, soyons honnêtes : combien d’entre nous voudraient revenir à leur 2, 10 ou 20 ans ? Si le passé nous fait rêver, c’est sous l’effet de l’émotion et sous les traits d’une illusion, résumée en quatre mots : « C’était mieux avant. » D’après Jacques André, cette expression renvoie « à la nostalgie – imaginaire – d’un enfant qui a été comblé d’amour ». Quel qu’en soit le prétexte avoué, chaque plongée dans le passé serait une quête d’un amour perdu. Quête vaine, puisque cet amour, parfait, n’a jamais été reçu. D’où, selon la psychothérapeute Nicole Prieur, la difficulté à s’affranchir du passé : « Cela suppose de quitter une position infantile d’attente de consolation, c’est accepter la réalité de la perte et du manque. »

Si nous idéalisons facilement le passé, c’est aussi parce que, comme l’affirme le psychologue Patrick Estrade, « dans l’effort de mémoire, notre inconscient se charge d’aller chercher ce qui est suffisamment acceptable pour nous et de laisser aux profondeurs ce qui ne l’est pas ». Les souvenirs de Georges Perec en donnent l’illustration : consensuellement nostalgiques, ils ne disent rien de la mort de son père, parti à la guerre quand il avait 4 ans, ou de celle de sa mère, à Auschwitz, quand il en avait 7. Car l’écrivain l’avoue : « Je n’ai aucun souvenir d’enfance » datant d’avant 11 ou 12 ans. Silence total et définitif de sa mémoire, malgré des années d’analyse. Pas un mot sur « eux ». Pourtant, ils sont partout, le hantent et l’orientent jusque dans son destin d’écrivain : « J’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps auprès de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture. » Qui sait ce que Perec aurait fait de sa vie s’il n’avait pas eu cette enfance ? Et qui sait vers quel partenaire, quel métier, quelles amitiés nous nous serions tournés, quelles petites névroses ou gros blocages nous nous serions épargnés si nous n’avions pas eu nos parents pour parents, leurs parents pour grands-parents, etc. ?

Loin du jardin d’Éden fantasmé, le passé est un champ de contraintes dont plus personne ne peut ignorer l’étendue, aujourd’hui, un siècle après la naissance de la psychanalyse, qui a donné le droit d’entourer les mots « mère » et « père » des pires reproches ; plus de cinquante ans après l’apparition des approches systémiques puis de la psychogénéalogie, qui ont révélé combien des loyautés familiales inconscientes peuvent peser sur des générations de destins. Et tant d’années après la vulgarisation des travaux de Klein, Winnicott, Dolto, qui ont insisté sur le rôle déterminant des figures parentales. D’ailleurs, il suffit de nous regarder : quel parent ose encore prendre une décision importante sans craindre ses répercussions sur l’avenir de ses enfants ? Refoulé ou sans cesse remémoré, hérité ou vécu, le passé, nous le savons, laisse des traces. Mais pourquoi, après tout, ne pas nous en accommoder ? « Pendant des siècles, le passé a été considéré comme un héritage, bon ou moins bon, mais que chacun se devait d’entretenir », rappelle Nicole Prieur. Désormais, « avec l’individualisation de nos sociétés, les principes d’affirmation de soi, d’épanouissement personnel qui se sont imposés, il n’est plus supportable d’habiter une histoire qui ne nous appartient pas vraiment ».

Et si Nietzsche, déjà, nous disait « Souviens-toi d’oublier », c’est parce qu’il savait combien le passé pouvait être « un fossoyeur du présent ». Collé au passé, il devient impossible de goûter ce qui se donne à vivre. Et la douce nostalgie de virer à la mélancolie, voire à la dépression. Comment faire ? Jeter les vieux albums photos ? Fuir cette famille ou ce lieu chargé de souvenirs douloureux ? « On ne peut pas se libérer de son passé si l’on cherche à s’en débarrasser, répond Jacques André. Ou l’on se rendra vite compte que nous sommes toujours pris dans les mêmes histoires, les mêmes conflits, malgré tout. »

L’apaisement passe, au contraire, par la confrontation : « Regarder en face la souffrance que ces manques ou expériences qui nous hantent ont générée, conseille Nicole Prieur. Une étape difficile puisqu’elle réactive la douleur initiale, mais qui permet d’exprimer ses ressentiments : “Oui, j’en veux à ma mère de m’avoir si mal aimé, oui, je déteste tel aïeul de m’avoir chargé de réparer sa mémoire…” Il est indispensable de s’autoriser à être déloyal. » Des règlements de comptes qui, précise-t-elle, ne doivent pas se faire ouvertement, mais en nous. Alors, et suivant un processus que la thérapeute qualifie de « quasi magique », « nous devenons capable de voir non plus ce que nous n’avons pas reçu ou ce qui nous a fait souffrir, mais ce que nous avons reçu et ce qui nous a fait grandir ». Le passé n’apparaît plus comme un poids, mais comme une ressource. Et, cessant d’être la victime d’un temps qui n’existe plus, nous pouvons redevenir l’acteur du seul qui nous appartienne vraiment : le présent.



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